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Une femme, un siècle : Jenny DELABY.





Jenny Delaby, ma grand mère, vient de mourir à 101 ans, le 28 décembre 2006.
Elle s’est éteinte tout doucement, comme la dernière braise d’un feu de cheminée qui n’en finit pas de rougeoyer. Pendant ces dernières années, à chaque visite, je pensais à sa vie si riche et si fertile en événements, (sans parler de tous les coups durs et catastrophes qui ont émaillés sa vie), en regrettant de n’avoir pas pris plus de temps pour en discuter avec elle.
Elle a vécu en un siècle toutes les avancées technologiques qui nous paraissent si indispensables aujourd'hui, et pourtant elle n’en a pas vraiment profité. A travers ce texte je voudrais lui rendre hommage, ainsi qu’à toutes les femmes de sa génération, et essayer de montrer à mes petits enfants que la vie était possible sans téléphone portable, Internet ni télévision.

Jenny est née en septembre 1905 à Rouvroy, dans le Pas de Calais, benjamine d’une famille qui comptait déjà 4 garçons. Pourquoi ce prénom original pour l’époque : proximité de l’Angleterre ou est-ce en mémoire de la petite cousine germaine Jenny Monpays morte à 6 mois en avril 1905 ?
A cette époque et dans cette région, la vie était pratiquement écrite d’avance, la mine conditionnait tout, les garçons y descendaient dès 14 ans ; d'ailleurs, le père de Jenny y travaille comme maréchal ferrant, de nombreux chevaux tractant les wagonnets dans les galeries. Sa mère, au moment de sa naissance, est tenancière d’estaminet, estaminet sans doute hérité de ses parents qui avaient commencé leur carrière comme cantonnier au chemin de fer et garde barrière.
En 1905 on vit sans électricité (qui ne se généralisera chez les particuliers qu’à partir de 1920), l’eau est, au mieux, une pompe dans la cour, mais le plus souvent située au bout de la rue. Par contre, nombreuses sont les fêtes (religieuses ou ducasses locales) où tout le monde se retrouve autour de jeux simples, de chants et de danses.

La vie de Jenny commence bien mal, puisque sa première année est marquée par 2 catastrophes majeures.
Tout d’abord alors qu’elle a à peine 3 mois le 25 novembre 1905, Jenny perd son père. François Delaby décède de la silicose. Cette maladie due à l’accumulation des poussières de charbon dans les poumons a fait des ravages parmi les mineurs de l’époque (mal équipés, mal informés) plus encore que les coups de grisou.
Le deuxième événement tragique prend, lui, une toute autre dimension puisque le samedi 10 mars 1906, a lieu la catastrophe de Courrières, la plus grande catastrophe minière européenne de tous les temps. Environ 1100 mineurs décèdent en ce jour tragique. La famille de Jenny est endeuillé par le décès des 2 frères VERMUSE, ses cousins germains, dont le plus jeune avait à peine 16 ans. Cette catastrophe a marqué à tout jamais les esprits, puisque Jenny en parlait souvent à ses propres enfants, alors qu’elle n’avait que 6 mois à l’époque des faits. Suivront 3 mois de lutte sociale, bien souvent réprimée par l’armée, avant que la vie ne reprenne doucement son cours et que ne commence la reconstruction de l’outil de travail.
Malheureusement le répit sera de courte durée, avant que ne commence la première guerre mondiale. On imagine sans mal le désespoir et l'incompréhension des habitants de ces villages lorsque les allemands qui, 8 ans plus tôt, ont participé au sauvetage des mineurs ensevelis, arrivent en envahisseurs et commencent par détruire l’outil de travail patiemment reconstruit.
Les 2 frères aînés de Jenny sont en age d’être mobilisés: le plus âgé, Louis, ne reviendra jamais de cette guerre, mort en 1916 sur le front de la Somme à 21 ans. Georges, lui, aura plus de chance, reviendra et recevra pour son comportement exemplaire et courageux la médaille militaire et la croix de guerre.

Pour le reste de la famille (Jenny, Olive sa mère, ainsi que Roland et Olivier ses deux frères), c’est l’exode. Jenny a tout juste une dizaine d’années. Ils sont accompagnés dans cet exil par celui que nous ne connaîtrons jamais que sous le nom de "père Lesage".


Cordonnier de son état, il vivra très proche d’ Olive jusqu’à sa mort, sans que l’on sache exactement quelle a été leur relation.
La destination finale de cet exil sera Neuvy le Roi, dans le nord ouest du département d’Indre et Loire, proche de la limite avec la Sarthe et le Loir-et-Cher. La vie reprend son cours. Olive vit de ses pensions, celle de veuve de mineur et celle de son fils mort à la guerre. Jenny, quant à elle, est placée en apprentissage de couturière. C’est là que, lors d’un mariage, elle rencontre son futur mari: Emile CHIQUET. Emile est maréchal ferrant et joue de la trompette dans la fanfare municipale. Ils se marieront le 13 septembre 1926, à l’église de Neuvy le Roi.
Il y a plusieurs particularités à ce mariage:
- Tout d’abord, l’age de Jenny: en effet, mineure au moment de la publication des bans, elle a besoin de l’autorisation de sa mère, mais elle devient majeure 4 jours avant la cérémonie.
- Ce mariage est double puisque, le même jour, Jeanne la sœur d’Emile épouse Roland le frère de Jenny.
- Il entraînera en plus une autre union puisque c’est ce jour là qu’Olivier, l’autre frère de Jenny, rencontrera Georgette LEHOUX dont la mère est la marraine d’Emile CHIQUET. Il se marieront 3 ans plus tard à PARIS, où Olivier est alors pompier.



Jenny et Emile vont s’installer après leur mariage à Avrillé les Ponceaux. C’est là qu’en juillet 1927 naîtront les premiers enfants du couple: des jumeaux Michel et Micheline. Malheureusement, nouveau coup dur pour la famille, le petit Michel décède 8 jours après sa naissance en laissant une trace indélébile dans la mémoire familiale.
Le couple et leur fille revient à Neuvy le Roi où, en 1932, naît un fils : François.


La ferme de Platé


Cette ferme industrielle a été construite dans les années 1875 –1880 par l’industriel Armand Moisant, dans le parc du Château de la Donneterie, situé sur les communes de Neuvy le Roy et de Neuillé-Pont-Pierre. Cette ferme, très moderne pour l’époque, appliquait des méthodes agricoles novatrices et pouvait vivre en autarcie, produisant, par exemple, sa propre électricité par éolienne; tous les corps de métier nécessaires à son fonctionnement y étaient représentés : charrons, maréchal-ferrant etc… (1)
Emile Chiquet y travaille comme maréchal-ferrant, Jenny, elle, travaille selon les besoins : la couture, les travaux des champs, les récoltes de blé ou de pommes, la préparation du cochon. Même les enfants sont occupés quand l’ouvrage presse, pour les récoltes, par exemple. Ils sont payés au sac ramassé, comme les adultes.

En 1944, changement radical : le couple achète sa propre forge de maréchal-ferrant à Rivarennes; c’est l’accession à un statut social plus élevé, celui d’artisan.
Je me souviens très bien de cette forge au fond d’une cour, ainsi que de la maison au début des années 60. C’est de cette époque que datent mes plus beaux souvenirs d’enfance. Des souvenirs simples de gens humbles qui savaient tirer parti de tout: le linge rincé au lavoir, les promenades dans la campagne, à la recherche des premières fleurs annonçant la fin de l’hiver (primevères, coucous, violettes, les clochettes dans «la pré»). Même la visite à la décharge était une fête pour moi.
Ensuite, bonheur suprême pour mes grands-parents, ils ont réussi à acheter leur propre maison, à Rivarennes derrière l’église. Jenny et Emile ont pu alors cultiver leur passion pour les roses, et moi j’ai continué à passer de superbes vacances.
Mais, comme à chaque fois dans la vie de Jenny, le bonheur est de courte durée. En effet les médecins diagnostiquent chez Emile une maladie cardiaque qui l’oblige à cesser le travail. Il décédera peu après, en 1967. A l’époque, les systèmes de retraite ou d’assurance maladie pour les artisans ne suffisaient pas à assurer des revenus décents. Jenny est alors devenue nourrice pour la Dass, elle a accueilli des enfants de « l’Assistance », selon l’expression de l’époque; bien souvent, il s'agissait d'enfants issus de milieux difficiles, retirés à leurs parents biologiques. Avec 40 ans de recul, je n’ai jamais fait meilleur dîner qu’avec cette tablée d’enfants, où nous dégustions les plats de macaronis au gratin de ma grand-mère, sans oublier, bien sur, la tarte à l’Ibouli, héritage du Pas de Calais, que nous mangions le dimanche. Les 30 dernières années de sa vie, Jenny les passera ensuite à soigner les rosiers de son jardin de Rivarennes, puis en maison de retraite à Langeais où, selon sa propre expression, elle attendait que le bon Dieu veuille bien venir la chercher pour rejoindre son cher Emile.

(1) L’ensemble des bâtiments de la ferme est maintenant classé comme monument historique depuis le 6 novembre 1995.